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Grigori Kozintsev sur le tournage du bien et du mal


Il se trouve que, par elle-même, l’activité d’un peuple – son dévouement désintéressé au devoir, sa bravoure – ne peut être évaluée que lorsque le but de cette activité est connu. Parfois, l’artiste n’a pas besoin d’être explicite sur les objectifs ; le public percevra l’action de l’écran comme s’il était accordé sur une longueur d’onde définie d’activité spirituelle par une force associative, accordée sur un réflexe conditionnel d’attitudes envers le bien et le mal.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, William Wyler a dirigé son Belle Memphis. Le film contient des plans d’une bombe lancée par des forteresses volantes, la vie des pilotes, leur travail militaire, le retour à la base sous le feu.

La chronique est filmée comme un divertissement : elle montre les personnages des pilotes, leurs relations mutuelles, leurs goûts, leurs coutumes. Leurs goûts ne sont pas exigeants. Un tableau est peint sur le flanc d’un avion : une belle baigneuse sort son derrière. Au retour d’une course (le danger de mort et la bravoure de l’équipage sont signalés ; il y a pas mal de blessés graves), les pilotes giflent le Memphis Belle sur le derrière ; c’est une coutume.

Dans ce cas, ni le dessin lui-même ni la conduite des hommes ne sont en aucune façon attrayants par eux-mêmes. Wyler ne montre pas l’ennemi : les bombardements sont filmés depuis l’avion (petits carrés d’objectifs, fumées d’explosions, cratères d’obus). Mais le spectateur voit le film comme branché sur une certaine longueur d’onde : la haine du fascisme est déjà un réflexe conditionné.

Les fly-boys américains, leur bravoure, et même leur plaisanterie sur la fille en maillot de bain, semblent attirants, profondément humains.

Imaginons maintenant ce film dans son intégralité comme se déroulant en Corée. De même que n’importe quel tour, même insignifiant, du cadran de la radio va syntoniser une autre station, ici tout devient différent et l’interprétation fait volte-face. Les hommes sont des meurtriers ; leur vie est grossière. Et la racaille en maillot de bain devient un symbole : voilà les idéaux et la culture au nom desquels ces voyous ont traversé un océan pour anéantir un peuple qui lutte pour sa liberté et sa dignité humaine.

D’après les notes de Grigori Kozintsev, prises lors du tournage de son adaptation de Hamlet en 1964 (avec la musique de Dmitri Chostakovitch), publiées dans son livre Shakespeare : temps et consciencetraduit par Joyce Vining en 1966.

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